Moody blues (interview)

Rédigé par Rock critique / 30 novembre 1993 / Aucun commentaire

Seule une Irlandaise pouvait faire sortir de son bougonnement Van Morrison, unique figure née avec les sixties à être aujourd’hui digne de son passé. Un humble artisan que le système aurait fait passer pour un monstre sanguin parle de schizophrénie, de rock-stars, de parole et de feu.

Vous voulez vraiment qu’on parle de moi? (rires)……. J’ai du mal a vous croire. Vous voulez sûrement parler de ma musique. Vous savez, ma musique et moi, ça fait deux. Je ne me suis jamais considéré comme étant le centre d’intérêt. La musique, c’est la matière que je produis, dont je suis séparé. Et s’il existe une énigme autour de moi, je n’y peux rien. l’énigme, ce sont les autres qui la construisent.

Mais vous l’encouragez ?

Non, je me contente d’être moi-même. Mais il n’est pas si simple d’être soi-même aujourd’hui, tout est déformé.

A première vue, vous êtes plutôt sombre, peu sociable, presque arrogant.

C’est certainement une manière de me protéger contre certaines personnes, les gens des médias. Que puis-je y faire ? Vous me considérez ainsi ? Très bien, vous devez avoir raison.

Vous n’avez jamais le sentiment de vous fermer aux gens ?

Pas nécessairement, non. Je n’arrive pas à considérer ce genre de question sérieusement. Une autre ?

C’est pourtant vrai : les gens de votre maison de disques ont peur de vous.

Je ne travaille pas avec les maisons de disques. J’ai un arrangement avec la mienne elle distribue mes disques, c’est tout.

Ce qui ne vous empêche quand même pas d’être agréable avec ses employés.

Je ne me suis jamais forcé à être gentil ou méchant avec quiconque. Je suis juste moi-même… Si certains me trouvent désagréables, alors tant pis. Tout ce que je sais, c’est que je fais bien mon boulot enregistrer et sortir des disques. La manière dont on me perçoit, c’est un autre problème… Je considère la musique comme un travail. A 15 ans, je suis devenu musicien professionnel. De rencontres en petits boulots, j’en suis arrivé à enregistrer et à jouer loin de chez moi. J’ai quitté Belfast pour Londres, puis pour l’Amérique. De fil en aiguille, je me suis retrouvé dans ce monde où je vis aujourd’hui.

J’étais très jeune, j’ai juste suivi le courant. J’aime bosser, peut-être pas tout le temps, disons la moitié du temps. Ecrire une chanson ou donner un bon concert, enregistrer un disque, tout ça me donne beaucoup de satisfaction… Mes chansons communiquent pour moi. Et moi, je leur ressemble. Habituellement, je suis proche de l’humeur exprimée dans mon disque du moment, dans les concerts que je donne à la même époque, disons six mois ou un an après la sortie du disque en question. Mais six mois plus tard, je peux changer complètement. Rien n’est fixé, déterminé pour toujours. L’industrie du disque aimerait bien figer les choses, mais avec moi, c’est impossible. Vos textes sont très personnels, ce qui rend votre silence particulièrement intrigant. Quelqu’un comme Morrissey se livre beaucoup plus facilement que vous.

Certaines de mes chansons sont personnelles, d’autres suivent seulement des principes éprouvés. C’est seulement parce que je les chante bien qu’elles prennent une dimension personnelle. Mais le plus souvent, le message est collectif. J’ai appris à écrire et à chanter de la sorte. De Solomon Burke ou Wilson Pickett — les vieux chanteurs de soul — à Bobby Womack, le chant paraît très personnel, mais en réalité, il exprime des sentiments de groupe.

Bobby Womack n’aurait jamais écrit une chanson aussi directe que Why must I always explain?

Celle-là est très personnelle, mais elles ne le sont pas toutes. Certaines, sont juste des ballades sans relief, qui filent tout droit. D’autres chansons, comme Bigtime operators, ont mis des années à sortir. C’est une chanson, sur la manière dont les gens perçoivent le music-business. Pour moi, ce n’est vraiment pas un monde merveilleux, avec ses histoires de drogues et de gloire, comme on voudrait nous le faire croire. C’est juste un univers fermé, sans vie. Comment pourrais-je être ouvert en appartenant à un tel monde ? C’est un système étroit, qui n’a pas bougé depuis le premier jour. En trente ans, tout a changé dans le monde, sauf le music -business. Ses structures n’ont pas évolué : pas d’innovations, aucune idée nouvelle. Tout passe par la même machine, une mécanique qui ne fonctionne que d’une seule manière. A mes débuts, les compagnies voulaient que tout le monde soir semblable. Il fallait avoir une certaine allure, jouer d’une certaine manière. Mais pour moi, personne n’est semblable. Dans ce milieu, il n’y a pas de place pour le progrès, aucune alternative possible. Alors forcément, je fais désordre : tout le monde tourne des vidéos, alors je devrais moi aussi faire des vidéos. Seulement, ça ne m’intéresse pas.

Vous n’avez jamais tourné de vidéos ?

Si, quelques-unes. On voulait me faire rentrer dans ce petit jeu, parce que j’étais à l’écart. Un peu comme on traite les Noirs, parce qu’ils sont hors du système.

Rien n’a changé?

Peut-être pour les nouveaux artistes, je ne sais pas. Mais les gens de mon époque sont toujours traités de la même manière. Ce qui est en contradiction complète avec mes convictions, avec ce qui m’a fait former un groupe de rock. Lorsque j’ai commencé, on pensait que les gens souhaitaient évoluer, découvrir des choses et ne pas se fondre dans un même moule. C’était une des idées du rock. Je faisais partie de ceux qui pensaient de la sorte, les anticonformistes. “Vous ne me changerez pas, et moi, je ne vais pas changer pour vous ressembler.”

Pourquoi détestez-vous tant parler de vous-même?

Je ne suis pas un artiste à interviews et ne le serai jamais. J’ai toujours considéré que la musique et les chansons se suffisent à elles-mêmes, que je n’avais pas à les expliquer. Si je pensais pouvoir apporter quelque chose en parlant, je le ferais. En fait, j’ai donné un très grand nombre d’interviews. On dit que je ne parle pas, mais c’est de la propagande. Car en vérité, j’ai accordé des dizaines d’entretiens. Je peux vous montrer des tonnes de coupures de presse, mais aucun de ces articles ne m’a jamais servi à rien. Les interviews n’ont jamais rien changé, elles ne m’ont jamais permis d’exprimer mes idées. La vérité n’y transparaît pas. Il ne me sert à rien d’en faire davantage, je n’entre pas dans le moule.

Certains artistes arrivent pourtant à transmettre leur message.

A qui ? Où va ce message ? Aux gens ? Mes interviews se retournent habituellement contre moi. Il y aura toujours quelqu’un pour venir me dire “Ce jour-là, vous avez dit ceci.” Alors que je suis capable de changer d’avis très vite, un mois après l’interview. Je ne veux pas me retrouver prisonnier d’une idée d’un jour, que ce que j’ai pu exprimer devienne une loi, à respecter toute ma-vie. Un seul article à la con dans Rolling Stone, et ma réputation est faite : Van Morrison est un type capricieux, difficile. Même si j’ai changé, si cette réputation est complètement datée, elle me colle à la peau. Imaginons que j’écrive l’inverse: vous êtes sympathique, affable.

Ça ne changerait rien, je suis étiqueté à vie.

Par la presse, peut-être, mais c’est le public qui compte.

N’importe comment, je n’ai jamais rencontré personne qui ait lu une de mes interviews. Personne.

Je suis sûr que beaucoup de gens les ont lues. Certains souhaiteraient sans doute vous rencontrer, mais vous ne leur parlez pas.

Je n’ai pas beaucoup de temps pour ce genre de chose. Le travail me prend tout mon temps. Entre l’écriture, l’enregistrement, les concerts et le travail de management, je n’ai pas le temps de parler pour ne rien dire. J’ai du boulot, moi. Et je fais ce boulot avec sérieux. Qu’attendre de plus de ma part ? Je préfère travailler que parler sans raison pendant des heures. Le travail, voilà tout ce qui compte. De toute façon, il est impossible de satisfaire tout le monde. Il faut se choisir des priorités.

Accordez-vous de l’importance à l’opinion que les gens se font de vous?

Non.

Alors pourquoi vous énervez-vous lorsque vous lisez des choses qui vous déplaisent ?

Je m’énerve comme n’importe qui s’énerverait, parce que tout ça est absurde, ce mécanisme de la déformation. Je me fous de ce que les gens pensent. Ce qui m’énerve, c’est la façon dont on manipule leur opinion. J e n’ai jamais prétendu être parfait. Un jour, je me fous de ce genre de chose, le lendemain, ça me met vraiment en colère. Je me dis : comment cet imbécile peut-il écrire ce genre de connerie et s’en tirer à bon compte?

Que pensez-vous du statut de star?

Il faut faire une distinction entre les rock-stars américaines et les rock-stars anglaises, même si on a pris l’habitude de les mélanger. Etre star en Amérique, c’est avoir la possibilité de devenir vraiment énorme, très célèbre et très riche. En Grande-Bretagne, c’est différent, c’est avant tout échapper à la spirale du chômage, au monde ouvrier. D’ailleurs, les premières stars venaient toutes du milieu ouvrier. Ensuite, tout s’est mélangé. Ces stars sont parties pour l’Amérique, où elles se sont noyées dans le mythe américain. Alors qu’à l’origine, elles voulaient seulement gagner leur vie en jouant leur musique. C’était aussi simple que ça. Moi, je voulais juste gagner ma vie, être un musicien à plein temps. C’était mon but ultime… John Lennon a écrit Working class hero sur ce thème. Je crois qu’il n’arrivait pas à faire face, le mythe américain le dépassait. Voilà ce qu’il disait sur ce disque : qu’il ne supportait pas son statut de star.

Un sentiment que vous partagez?

Bien sûr, et tout le malentendu est là. Je suis issu de la classe ouvrière et je n’ai pas changé. C’est l’un des grands enseignements de la vie : on ne change pas. Je suis le même qu’à mes débuts, j’ai mis du temps à accepter cette idée, mais je resterai le même homme toute ma vie. C’est une véritable révélation pour moi : je ne changerai pas. Et ça me rend très heureux. Si quelqu’un s’en plaint, tant pis, ce n’est pas mon problème. Maintenant, je peux transmettre mon savoir à quelqu’un : vous êtes comme moi, alors ne vous battez pas contre votre personnalité. N’essayez pas de changer, soyez vous-même. Mieux vaut s’accepter qu’essayer d’entrer dans un autre corps.

Vous vous estimez donc plutôt heureux ?

Il a fallu bosser pour en arriver là. Ça m’a beaucoup coûté. Ces choses ne me sont pas venues facilement, il m’a fallu découvrir ces vérités. Par le travail, la vie, l’apprentissage. Beaucoup de boulot.

Ça vous a quand même moins coûté qu’à d’autres: vous n’êtes pas mort noyé au fond d’une piscine. Et vous n’êtes pas un junkie.

Non, mais j’ai souvent été à la limite. Je ne me suis pas jeté dans le feu, mais je me suis parfois approché de la flamme, assez pour me brûler à plusieurs reprises. Je m’en suis sorti. Le simple fait que je puisse en parler avec facilité vous donne une idée faussée de la réalité, mais j’ai connu des moments très durs… Je crois que je parle trop, là.

Pourquoi ? Vous parlez de ces choses sans prétention.

Parce qu’il n’y a pas de quoi être fier. Bien sûr, je pourrais l’être, en inventant des tas d’histoires, des mensonges. Mais je suis incapable d’inventer des scénari, je suis moi-même. D’où ce besoin constant de m’étiqueter “difficile, grincheux”. C’est parce que je sais rester à ma place. Je n’aime pas jouer, faire semblant, ce n’est pas dans ma nature. J’ai essayé pendant longtemps, mais je n’y arrive pas.

A quelle époque avez-vous « fait semblant » ?

Lorsque je fréquentais certaines personnes. Pour ne pas dépareiller, je faisais semblant. Je voulais simplement être comme tout le monde, suivre le sens de la marche.

Vous semblez très sur de vous. Vous avez vos idées et les suivez à la lettre.

Je me suis pourtant parfois perdu en route. J’ai dû jouer le jeu de la promotion à une certaine époque, sans vraiment m’en rendre compte. L’autre jour, quelqu’un m’a demandé où se procurer un poster de Wavelenght. Moi, je ne me souvenais même plus avoir posé pour un fichu poster. Pourtant, c’est vrai, je l’ai fait.

Vous avez également posé pour la pochette d’AstraI weeks, qui est magnifique.

Vraiment? Qu’a-t-elle de particulier, cette pochette ? Elle me parait surtout anonyme, ce qui la rend acceptable. Sur la photo, ce pourrait être n importe qui.

Vous êtes donc un être normal ?

Tout à fait normal. J’incarne la normalité. Ce qui me complique la vie. Les gens voudraient tant que je sois particulier. Je dois être “trop normal”. Ma mère me dit toujours que les gens ne comprennent pas mon sens de l’humour, parce que c’est un humour trop cassant.

Je ne sais pas si vous êtes normal, disons que vous n’êtes pas Bob Dylan.

J’ai aussi un côté intello, mais ce n’est pas tout. J’ai différentes facettes. Mais beaucoup de gens se contentent d’un seul de mes aspects, le côté intellectuel par exemple.

Vous vous considérez toujours comme un philosophe ?

Si je ne devais me contenter que d’une appellation unique, alors oui, je me considérerais comme un philosophe.

Qu’enseignez-vous ?

Un journal de rock n’est pas le meilleur endroit pour parler de ça. J’en parlerai peut-être à des universitaires. Ils s’intéressent au music-business, mais malheureusement ils n’y connaissent rien. J’ai rencontré des professeurs, des universitaires: ils considèrent la musique de la même manière que le grand public. Il est très difficile de leur faire palper la réalité. Alors voilà, j’essaye d’éduquer les gens.

Qui essayez-vous d’éduquer?

Tout le monde. Mais en m’adressant aux universitaires. Ceux qui enseignent aux autres. Tout ce que j’ai à dire n’est pas destiné aux masses. Certaines choses le sont, d’autres non.

C’est de la discrimination ?

Pas du tout. Mon passé, mes expériences dans ce milieu peuvent concerner tout le monde, mais l’aspect ésotérique de ma vie n’est pas destiné aux masses. Ce n’est ni juste ni injuste. Seulement, les masses n’ont pas envie de savoir. Depuis que j’ai 18 ans, j’essaye de communiquer quelque chose au grand public. Tant pis s’il n’a pas compris. Moi, je n’ai pas changé. Je répète la même chose depuis que j’ai 18 ans et j’en ai 47. Pour moi, les rock-stars n’existent pas. Ce sont des mirages. Si le public de masse avait dû comprendre ce que je dis, ce serait fait depuis longtemps.

Vous avez beaucoup parlé de Dieu, de thèmes ésotériques. Ne pensez-vous pas que les gens se font leur propre idée à ce sujet ?

Je ne me suis jamais permis de juger un système de croyance, un principe religieux. Je prétends juste avoir une certaine connaissance, ma connaissance, et une certaine expérience, mon expérience. Si ces choses peuvent servir à quelqu’un, j’en suis ravi. Je n’ai aucune prétention. Je veux juste aider les autres en mettant mon expérience à la lumière. Si vous voulez vous en servir, faites-le. Qui que vous soyez, ne vous gênez pas. Voilà ce que j’enseigne. Nous avons mis du temps à y arriver, mais ça y est: vous me comprenez. Allez, encore une question…

Vous passez beaucoup de temps à méditer, à penser ?

Evidemment.

Quel est donc pour vous le sens de la vie la raison de notre présence sur terre ?

Socrate a dit qu’il ne savait rien. Alors bon sang, comment pourrais-je savoir ? Moi, je sais moins que rien.

Etes-vous heureux ?

Je ne suis pas malheureux. Je ne suis pas heureux en permanence. Disons que je suis assez heureux en permanence.

Vous n’êtes donc pas aussi torturé qu’on le lit dons la presse ?

La propagande, toujours la propagande. Une histoire qui remonte à mes débuts, lorsque j’étais un jeune homme introverti. Chaque journaliste qui voulait me rencontrer était victime de la propagande, des idées préconçues. Je ne pouvais plus lutter, j’étais condamné d’avance, le dos au mur. Bien sûr que j’ai donné quelques mauvaises interviews, des joues où j’étais mal luné. Mais je n’étais pas le seul à avoir mauvais caractère.

Sur les photos de l’époque, vous faites toujours la tête. Même au sein de Them. vous passiez pour le plus taciturne.

C’est l’image que ma maison de disques, Decca, voulait donner de moi. C’en était devenu ridicule. C’est une attachée de presse qui a inventé ça. L’idée, c’était de nous rendre encore plus provocateurs que les autres groupes. Plus inquiétants, plus durs. Cette fille a rédigé un petit texte sur nous, et la chose fut publiée sur la pochette de notre disque. Lorsque j’ai lu ça, je n’en croyais pas mes yeux. “Mais ce n’est pas nous. Nous ne sommes pas comme ça, ou alors pas complètement comme ça. C’est de la connerie !“ Malheureusement, ce texte a servi de référence. Ces quelques mensonges ont déteint sur tout ce qui a suivi.

Propos recueillis par Victoria Clarke (adaptation Emmanuel Tellier)

© Les inrockuptibles, novembre 1993

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