Gérard Manset / L'atelier du crabe (1981)

Rédigé par Rock critique / 03 juillet 2019 /

GÉRARD MANSET: L’ÂME A LA MER/SOUS LA LUNE CLAIRE….

Il regarde le mur et la carte. Je vois sa nuque. Il y a quelques mètres de l'un à l'autre. Il se penche. Pose sa main sur la table et laisse le diamant glisser sur le disque au cœur rouge. Il est muet. Il écoute son disque avec la lumière derrière. Nous sommes dans l'atelier du crabe. J'écoute Manset écouter Manset. C'est une parabole. Sa musique parle pour lui. «T'as choisi de vivre à l'écart/Et de te taire, plus parler, pas bavard.» Il aurait préféré qu'on ne puisse entendre son disque que demain. Avec son film « Le Masque Sur le Mur ». Mais ça ne fait rien. Manset cogne tout de suite, sourdement, dans les deux baffles noirs. « Y’a son chien qui hurle à la grille», et un cinéma permanent éblouit ma tête. Rouge comme la mort. Noir comme l'amour. Blanc comme l'eau. Ça devait bien finir comme ça. Avant, elle acceptait. Elle semblait même comprendre. Lorsque je posais le disque de Siam sur la platine mate, elle savait qu'il y avait une drôle de tristesse dans l'air. Une mélancolie pâle à goût de mort lente. Et Gérard Manset pleurait sur Plonéour.

Il s'est relevé. Il « danse » face au jour. Le corps long et fin. Un peu creusé. Son disque est plein d'une agitation étonnante. Swing. « Sociable ». Lui dit: « Dur. » C'est un disque dur. Avec un allant à peine sévère. Des attaques sèches et nerveuses (« Manteau Rouge »), des riffs cramoisis (« L'Atelier du Crabe »), des rythmes solides et soul («Musique Dans la Tête »). Et même des arrangements «pop » pétillants, le temps d'une chanson de solitude guillerette (« Marin’ Bar »). Avec en prime - qui l'eût cru ? - des cuivres presque funky (« le Crabe » ou «Musique Dans la Tête ») et de la flûte (« Il Faut Toujours Se Dire Adieu »). L'oiseau sans tête donne un coup d'aile: «J'ai les rythmiques que je voulais. J'ai trouvé le batteur que je cherchais. » Pourtant, les objets les plus durs peuvent parfois tomber et s'ébrécher. Ainsi fait « L'Atelier du Crabe » : « Un jour ou l'autre/On cassera les tables/C'est inévitable.» Après les lames de fond qui roulent, les larmes d'enfant qui rentrent. De gré ou de force. « Y a rien d’changé tu te cognes la tête au plafond. » L'univers du cheval fourbu demeure, où tout pèse : «On se cache, on rampe, on avance, on a du mal à tenir debout/On regarde en face et le danger passe alors y a qu'à tendre le cou. » C'est la force des malédictions. Gérard Manset est perdu dans son fauteuil. Il se frotte le front et la musique s'écroule : « Il faut toujours se dire adieu/Remettre son sort entre les mains de Dieu. » Une de ces lentes, bouleversantes et indéfinissables complaintes à pleurer.

Peut-être la plus belle plage du disque. Une de ces pertes de sens qui creusent les trois derniers albums qui font un chant qui meurt.

Manset est comme une trace de neige dans le silence. Sa chevelure est toujours sombre. Entre deux crises de mutisme blanc, il y avait les coups. Elle cassait mes lunettes. « Y a des jours, t'en peux plus !» Une paire, deux paires. « Mais le cauchemar continue, » Elle jetait mes papiers, ma montre, mes verres, à travers l’espace irrespirable de la maison dans le village. La Bretagne vibrait. Les mongoliens passaient en grommelant sous les fenêtres. La vieille dame noire faisait son lit de l'autre côté de la rue. Je faisais bloc. Souriant. à demi-niais. Et elle sanglotait. (« Y’ a ta femme qui pleure dans l’église. » Je pleurais seulement quand elle n'était plus là. Je pouvais remettre « 2870 ». Sans crainte de la voir arracher les disques du plateau pour les briser contre le ciel.

Les textes neufs bougent et Manset s’assouplit. Les mots durcissent. Huit titres rock d'automne (« en écharde », comme on dit un bras « en écharpe » ou une «épine dans la main». Huit passages ligne à ligne, perpendiculaires, entrecoupés, brisés. Entre l’Europe givrée et « les Iles de la Sonde », dont le nom se prononce en lettres de plomb. Sous les carreaux du studio de Manset les murs des immeubles sont roses. Dans la pièce minuscule où il fait chauffer de l'eau, il y a une peinture trouée.

Je voyais dans ses yeux la furie monter. Il y avait comme une vague qui déferlait et je savais qu ‘elle allait se ruer sur moi, électrique, les mains en avant, qu'elle allait m'arracher mes lunettes, les fracasser, me saisir les cheveux a pleines poignées et me gifler, me gifler de toutes ses forces. Sur les tempes, entre mes bras repliés, sur la tête. Je posais ma tête contre son ventre et elle me détruisait. « On enfile le manteau rouge et les arbres bougent et le ciel va tomber. » Après les coups, brisés, on baisait. Et je recommençais à l’empoisonner avec Manset aussitôt après.

Manset a l'œil clair. Dans l'air, on entend flotter des brises de thaïlandes idéales et des vents frais. «Que sont devenus les rendez-vous d'hiver/Et l’enfant qui soufflait/ Qui soufflait dans ses mains?» La musique s'arrête et je retiens deux mots troubles: « Des enfants nus « C'est le même disque que « Royaume de Siam» et «2870» - enfin, je m'entends », explique Gérard Manset. Il dépose les trois objets finis, comme sortis d'un coffret magique, sur la moquette. Nuit. Jour. Crépuscule. Masque, corps, visage(s). « C'est toujours la même histoire. » Avec dix musiciens autour du maître du mystère pour mettre en scène son « opéra fabuleux». Le temps a passé. Je me suis éloigné d'elle parce qu'elle me laissait tomber comme un vieux disque usé. Elle ne pouvait plus nous blairer, moi et « la chèvre » (c ‘est comme ça que Jean-Luc et Mireille appelaient Manset). Je pleurais.

Sans espoir de plus jamais l'atteindre. Et je regardais les deux masques africains à cornes appliqués sur les murs tièdes de la maison immobile. Eux ne pleuraient jamais. Et on ne baisait plus. Manset, seul et chauve, se sauvait. Elle aussi. Elle devenait diaphane, distante, inaccessible, un peu méprisante. « Y’a des jours tu voudrais/ Qu'on se dise des secrets/Qu'on se raconte des histoires. » Il me prépare du thé. Et vérifie tout ce qui verrouille le son de son disque, tout ce qui le tient. Dans l'ensemble, il est serein. Il aime bien « Manteau Rouge » aux orchestrations aigrelettes. A peine s'il formule quelques doutes sur la nécessité, ici, de « Marin'Bar » le tube béguine nostalgique. Il se repasse un bout de tout. Le « tout » fait un curieux chemin en rupture du voyageur solitaire. Un disque fort, dense, offensif avec un petit côté « variété », comme ça. Le cheval fourbu se cabre. L'oiseau sans tête chante à tue-tête et se transforme en « poisson volant de glace aux ongles qui cassent». Dans « Les Rendez-Vous d'Automne », aux orchestrations très théâtrales, la voix s'aventure même dans des régions aiguës inexplorées. C'est un disque de décès sur la plage, sous les palmiers. Un livre de violence froide scandée sur un air de succès passé.

Ça devait bien finir comme ça. Ma tristesse est morte. Avec ma passion froissée. Au-delà, il n'y a rien de rien. On ne sent plus pareil les choses. Plus de chaleur, plus de fièvre, plus de sève. Manset lui-même s’effiloche. « Dans la maison abandonnée/ On entend ses pas résonner/Y a plus qu'une ampoule allumée/Et y a le masque sur le mur. Qui fait froid dans le dos/ Et y a le masque sur le mur/Qui dit jamais un mot. » Le plus beau texte. La mélodie la plus légère. Un reggae-valse. Rien de grave. « C'est là-bas qu'ils se sont connus. C'est là-bas qu'ils se sont …»; la phrase est inachevée. C’est tout. Elle a tout renié pour essayer de vivre.

Et le nouveau Gérard Manset, un tout petit peu trop « sans problème », un tout petit peu trop « explicite » (« Musique Dans la Tête »), fait revivre Gérard Manset.

Eclairé de quelques morceaux de lune de l'autre côté. Arrachés. D’au-delà de la frontière. Comme si les souvenirs et les tourments s’estompaient, s’endormaient.

«Ferme les yeux éteins la p'tite lumière/Qu'on se souvienne plus de rien.» « Un jour, dit Manset, j'irai à Ganvié » C'est un village d’Afrique Noire sur l'eau où les filles sont pauvres et belles. Un pays de soleil et d'eau noire où elle voulait partir. C'était autrefois. « L’Atelier du Crabe » est le premier disque de silence qui claque comme un peigne sur la bouche ; le premier disque chaste qui scintille comme un bas-ventre lisse dans la pénombre; le premier disque de désir éteint qui serre le cœur comme un corps chaud serre un sexe entre des jambes souples ; le premier disque doux qui fasse mal comme un échec. C'est la chanson maudite à l'envers du crabe qui marche de travers. Comme un homme. L'âme à la mer sur lit de sable glacé. Sous la lune claire. Manset se retourne dans sa tombe de silence et la vie se noue: « Quand il est parti là-bas/Il ne savait pas, savait pas/Qu'on n'en revient pas/On n'en revient pas. » C'est fini. Il est de retour.

Bruno T., in Rock&Folk, avril 1981

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